La 667e conférence sur les VET de Juliette Langlais PC* : 2e prix du concours de nouvelles catégorie classes préparatoires 2016

La 667e conférence sur les VET


Ky fit la grimace et se frotta les yeux. Le ciel violet lui donnait la migraine. Cette magnifique palette allant du rose à l’indigo ne changeait malheureusement pas beaucoup. Voire pas du tout. Il en était toujours ainsi sur les planètes-bordure.
Dans le cas présent, il s’agissait d’une lune en orbite synchrone autour d’une géante gazeuse. De tels astres étaient certes beaux à voir avec l’une de leurs faces perpétuellement brûlante et rougeoyante, et l’autre toujours gelée et blanche, mais de loin. De très loin. Y vivre, même pour une courte période était une toute autre affaire. Seule l’étroite frontière entre les deux faces était habitable et il fallait s’habituer à se coucher et à se lever avec un ciel perpétuellement identique au-dessus de la tête. Ky avait dû s’assommer de cachets soporifiques ces trois derniers jours pour pouvoir dormir.
Jamais il n’aurait mis les pieds sur cette satanée planète s’il ne s’y était pas tenu cette conférence. Ky était étudiant en Histoire. Dit comme ça, c’était impressionnant, sachant que l’histoire humaine comptait 10215 années depuis… Depuis quand déjà ? Personne ne le savait vraiment. Bref, l’Histoire des hommes durait donc depuis très longtemps. Comme il était impossible de devenir spécialiste de la totalité d’une aussi longue période, elle avait été divisée en différentes parties : l’Epoque contemporaine, les Guerres Galactiques, la Conquête spatiale, … et enfin l’Histoire de la Terre. Que l’on appelait aussi « l’Epoque des cloués-par-Terre ». De toutes les périodes historiques, c’était la moins à la mode, mais comme il fallait remplir les classes, y atterrissaient les malheureux qui oubliaient de rendre à temps leur dossier d’inscription. Comme Ky.
Même l’histoire de la Terre signifiait trop de connaissances à assimiler pour un cerveau humain normalement constitué et avait été découpée en plusieurs thèmes qui allaient de l’épuisement des ressources à l’étude des VET. Les Vestiges Etranges de la Terre.
L’un des enseignants de Ky avait coutume de comparer l’histoire à un gigantesque empilement de tiroirs de différentes tailles. Parmi eux, un petit tiroir, l’un de ceux que l’on n’ouvre que par hasard, contenait un vieux chewing-gum, un trombone tordu et un stylo cassé. Voilà les VET.
L’étude des VET s’intéressait aux plus bizarres des objets découverts sur la planète originelle. Régulièrement, une grande conférence était organisée autour de l’un de ces vestiges. Ky, pour montrer sa bonne volonté, avait résolu d’y aller. Mais comme il s’agissait d’une conférence sur les VET, elle n’avait pas lieu dans l’un des superbes amphithéâtres du Centre Galactique, mais était reléguée sur une planète périphérique. Voilà comment Ky avait atterri sur cette maudite lune au ciel éternellement crépusculaire !
« Mesdames, Messieurs, votre attention je vous prie ! »
La voix riche et musicale de la salle de conférence interrompit les conversations (oui, c’est bien la salle qui parle, on est en 10215 quand même !).
« Nous avons le très grand plaisir de compter aujourd’hui parmi nous quelques-uns des plus éminents spécialistes des VET. Le très honorable professeur Brécal de la nation araquenne et le très excellent professeur Kaleb de la République de Samoye. »
Ky poussa un vague grognement. Les Araquens et les Samoyens avaient été les principaux protagonistes de la dernière guerre galactique. Aujourd’hui encore, ils saisissaient tous les prétextes pour se quereller. Jusque dans les recoins les plus incongrus de l’histoire.
A défaut d’être intéressante, la séance promettait au moins d’être un peu animée.
« Vous pouvez voir devant vous quelques exemplaires d’un objet retrouvé en très grand nombre sur Terre et qui sera au centre de notre 667e conférence. »
Ky se redressa pour mieux voir les hologrammes qui tournaient lentement devant eux. Ils représentaient ce qui ressemblait fortement… à un petit bout de métal. Il n’y avait pas d’autre manière de le décrire. L’un des deux bouts de l’objet était arrondi avec un trou au milieu tandis que l’autre était plutôt allongé avec des bords curieusement irréguliers. L’intérêt du jeune étudiant retomba plus vite qu’il s’était éveillé et il se tassa sur son siège avec un soupir. C’était pour ça qu’il avait fait tout ce déplacement ? Pour entendre discuter de l’utilité d’un morceau de métal informe comme celui-là ? Il ne restait plus qu’à espérer que les orateurs aient trouvé des réponses intéressantes à une question qui ne l’était guère.
Contrairement aux prévisions de Ky, ce ne fut ni Brécal ni Kaleb qui prit la parole en premier, mais un autre des invités, un petit homme chauve qui toussota pour attirer l’attention.
« Si vous le permettez… »
Poliment, les invités d’honneur lui indiquèrent qu’ils lui laissaient la parole. Il escalada l’estrade et fit face à son auditoire.
« Chers collègues, je tiens à vous remercier de me permettre d’ouvrir cette 667e conférence de notre belle discipline (Ky émit un autre soupir). Je m’intéresse depuis plusieurs années à l’objet dont il est question aujourd’hui. Ainsi que la salle l’a précédemment mentionné, c’est un objet qui a été retrouvé en grand nombre dans tous les lieux d’habitation. Preuve s’il en ait besoin qu’il s’agissait d’un objet possédant une grande utilité domestique. C’est l’hypothèse sur laquelle mon équipe et moi travaillons et… »
Un léger reniflement en provenance, Ky en était presque certain, du professeur Kaleb interrompit son discours. Le petit homme jeta un coup d’œil inquiet à son aîné, avant de reprendre le fil de son exposé.
« Comme je le disais, nous nous sommes penchés sur la question de la fonction de cet objet. Ainsi que vous pouvez le voir, l’un de ces deux bouts est allongé et curieusement irrégulier. Il peut déchiqueter les matériaux peu résistants. Il devait servir d’outil de bricolage de fortune : petit, facile à transporter, à usages multiples…
  • Je suis désolé de vous interrompre, fit Kaleb d’un ton doucereux, mais j’ai peur que vous ne vous soyez engagé dans une impasse. »
Profitant d’un moment de flottement de son infortuné collègue qui restait la bouche ouverte sans réagir, il continua :
« Bien des outils primitifs ont été retrouvés sur Terre – je suis sûr que vous même avez dû en voir – et vous constaterez que dans un souci d’efficacité et de maniabilité la plupart d’entre eux disposaient d’un manche permettant de les empoigner et d’une lame tranchante pour ceux qui servaient à couper. Or, vous constaterez que cet objet ne possède ni l’un ni l’autre. Quelque peu gênant pour un outil de bricolage, vous ne trouvez pas ? »
L’air tout à fait déconfit à présent, le petit chauve s’écarta de l’estrade sans rien répondre. Ky devinait à son expression qu’il aurait volontiers disparu dans la pénombre s’il y en avait eu dans la salle. Il n’était pas le seul à qui ce genre de mésaventure soit arrivé. D’ailleurs, Ky et ses camarades avaient trouvé un surnom à cette estrade surplombée de gradins : l’arène (c’était autrefois sur Terre un endroit dont il était rare de sortir vivant).
« Mes propres recherches, poursuivit le Très Excellent professeur en s’installant d’autorité sur l’estrade, m’ont permis d’établir que cet objet important aux yeux des Terriens n’avait aucune utilité pratique. Ne restent alors que deux possibilités : un intérêt esthétique ou une dimension religieuse. Nous pouvons raisonnablement exclure l’intérêt esthétique (sur ce point, Ky était d’accord avec lui). Nous avons donc devant nous un objet de culte. »
« Ceci expliquerait aussi pourquoi cet objet était produit en aussi grand nombre. Le petit trou permettait sans doute de le suspendre. Ensuite, les gens devaient le porter en évidence sur la poitrine ou à la ceinture, afin de montrer leur fidélité à leur dieu. »
A cet instant, le professeur Brécal, qui levait ostensiblement les yeux au ciel depuis plusieurs minutes, n’y tint plus. Elle se leva de son siège, attirant sur elle l’attention générale.
« Mon cher Kaleb, fit elle sur un ton sarcastique, j’ai bien peur que votre théorie ne soit du même niveau que celle de notre précédent orateur. Si vous vous rappelez un tant soit peu vos cours sur l’Histoire de la Terre, vous devez savoir que les Terriens n’avaient pas de religion commune. Il n’y aurait donc aucune raison de retrouver le même objet de culte sur toute la planète. Mais je ne veux pas vous jeter la pierre. Il est vrai que lorsqu’on manque d’idées au sujet d’un vestige, le classer dans la catégorie religieuse est une bonne solution de secours, n’est-ce pas ? Dommage que vous en abusiez autant. »
« L’étude des VET, voyez-vous, poursuivit le Très Honorable professeur, demande avant tout une grande imagination. La première fois que j’ai vu ce petit objet métallique, j’ai compris qu’il fallait se pencher sur la fonction que pouvait avoir le côté irrégulier. Vous constaterez qu’il est difficile de le saisir par ce bout-là sans se blesser. J’y vois donc un élément d’un ancien système de protection. En s’accrochant suffisamment de ces objets sur le torse, on obtient une couche protectrice capable de dévier les coups. L’un des points qui corroborent mon hypothèse est que l’on a retrouvé sur Terre les vêtements constitués des anneaux qui permettaient d’accrocher ces objets…
  • Vous remarquerez, chère collègue, l’interrompit Kaleb d’une voix acérée, que ces petits objets pèsent un certain poids. Pour obtenir une couche acceptable, il faudrait en porter quelques milliers, c’est-à-dire l’équivalent de plusieurs kilos. Si les Terriens avaient régulièrement porté ce genre de protection, des déformations osseuses auraient été observées sur les squelettes, ce qui n’est pas le cas. Mais peut-être n’avez-vous pas pris la peine de vérifier… »
En voyant le Très Honorable professeur enfler d’indignation sous le regard narquois du Très Excellent professeur, Ky soupira à nouveau. Il en venait à croire que les Terriens d’autrefois avaient été dotés d’un sens de l’humour assez douteux, qu’ils avaient créé des objets juste pour le plaisir d’imaginer leurs descendants s’écharpant pour en comprendre l’utilité, mais sans pouvoir jamais trouver la clé du mystère (c’était une ancienne expression terrienne, mais plus personne ne savait à quoi elle pouvait bien faire référence).

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